Dans un régime de séparation de biens, en l’absence de comptes écrits, ceux-ci seront présumés, sauf preuve contraire, avoir été établis au jour le jour (clause très fréquente de ce type de contrat de mariage).
Quelle preuve contraire[1] va permettre d’établir les comptes de créances entre époux, qui se trouvent mariés sous le régime de séparation ?
Dans les régimes de ce type, l’enrichissement sans cause constitue le mode subsidiaire d’établissement d’une créance, lorsqu’il n’existe pas de fondement légal[2] ou conventionnel à celle-ci.
La théorie de l’enrichissement sans cause repose donc, comme l’a noté la Cour d’appel de Liège, « sur la théorie générale des impenses et sur le principe général d’équité selon lequel nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui et toute prestation doit être équilibrée par une prestation correspondante »[3]. « L’enrichissement sans cause s’applique lorsqu’un déplacement de richesse ou de valeurs s’est injustement produit au profit du patrimoine de l’autre conjoint. L’équité commande que l’équilibre soit rétabli »[4].
Pour qu’il y ait enrichissement sans cause, nous avons vu que cinq conditions devaient être réunies[5]. Ces cinq conditions que nous avons vu de manière générale, nous allons tenté de les revoir sous l’angle de l’époux appauvri qui fait appel à cette théorie comme fondement de sa créance vis-à-vis de son ex-conjoint.
Un enrichissement, un appauvrissement et un lien de causalité entre les deux
Les trois premières conditions ne demandent pas de longs développements. Ainsi, il faut qu’il y ait eu un déplacement de richesse de l’appauvri vers l’enrichi. Il faut donc un appauvrissement corrélatif à un enrichissement. « Par enrichissement, il faut entendre toute acquisition de richesses, sous quelque forme que ce soit, la notion de richesse s’entendant de manière la plus générale. L’enrichissement consiste en tout avantage appréciable en argent, qu’il soit de nature ou non patrimoniale »[6]. La notion d’appauvrissement s’appréciera de la même manière que celle d’enrichissement, c’est-à-dire de manière la plus large. L’existence de l’appauvrissement et de l’enrichissement d’un époux doit être appréciée au regard d’une situation d’ensemble du couple au moment de la vie commune[7]. C’est en fonction des circonstances particulières de chaque affaire, qu’il conviendra de déterminer si finalement il y a eu un gain pour l’un des époux. Ainsi, on peut lire dans un jugement du Tribunal de la famille du Brabant wallon : « Il ne s’agit pas d’opérer une comptabilité précise de tous les transferts opérés durant la vie commune mais de rechercher si une disproportion apparaît entre les apports de l’un et l’autre »[8] .
Pour qu’il y ait un lien de causalité, l’appauvrissement doit être corrélatif à l’enrichissement[9].
« L’enrichissement doit être la conséquence de l’appauvrissement »[10].
Une absence de cause
Il s’agit là de la condition la plus importante et la plus débattue[11]. Pour qu’il y ait enrichissement « sans cause », il faut donc une absence de cause à l’enrichissement. Il faut que le déplacement de richesses de l’un vers l’autre époux soit sans raison d’être, sans justification, sans contrepartie[12].
Comme l’écrit Vinciane Roseneau « la notion de « cause » revêt ici une signification tout à fait spécifique au sens où elle impose de rechercher si le transfert n’a pas de « justification, juridique, économique, voire morale, dans les circonstances particulières de l’espèce et indépendamment de toute définition abstraite ou théorique » »[13].
Les causes, généralement citées, justifiant l’enrichissement de l’un des époux en défaveur de l’autre, sont :
- L’article 221 C. civ. et les contributions aux charges du mariage. Selon les auteurs[14], il s’agit de l’argument le plus soulevé à l’encontre d’une demande fondée sur l’enrichissement sans cause. Le défendeur arguera que le glissement de richesses se justifie par l’obligation de contribution aux charges du mariage[15]. Cette obligation de contribution aux charges du mariage devra être analysée en fonction de chaque couple et pourra tenir compte des contributions en argent, des apports en nature, ou des contributions professionnelles, comme le travail quotidien au foyer ou l’investissement dans une activité professionnelle[16]. Dans cette analyse des transferts opérés durant la vie commune, il faudra rechercher si l’appauvrissement de l’époux demandeur va au-delà de sa propre contribution aux charges du mariage et s’il n’a pas été compensé par la contribution aux charges du mariage de l’autre époux[17]. Si l’enrichissement est durable et irréversible, cela signifierait « que l’enrichissement échappe au domaine des charges du ménage »[18]. La Cour d’appel de Liège paraît s’orienter de la manière reprise dans l’arrêt du 24 janvier 2012 qui fait la distinction « entre les dépenses normales de la vie commune, auxquelles chaque partie doit contribuer dans une certaine proportion, et les dépenses inhabituelles, qui excèdent largement cette contribution et qui, en outre, ne peuvent être considérées comme effectuées dans le seul but, pour l’une des parties qui a fait ces dépenses, d’améliorer ses propres conditions d’existence et son cadre de vie, donc son seul intérêt»[19]. Elle note « que le concubinage ou un contrat de mariage de séparations de biens ne peut servir automatiquement de prétexte à l’une des parties de s’enrichir aux dépens de l’autre »[20]. La Cour ajoute que la doctrine plus souple correspond mieux à l’esprit d’une vie en commun « après laquelle chacun doit pouvoir régler ses droits de manière équitable »[21].
- Une autre cause fréquemment invoquée pour rejeter l’enrichissement sans cause réside dans la volonté de l’appauvri[22]:
- il peut avoir agi dans une intention libérale[23],
- il peut également avoir agi en spéculant sur un résultat incertain[24],
- il peut avoir agi dans la recherche de son intérêt exclusif et personnel[25],
- il peut avoir agi dans la volonté de rendre un bien indivis[26].
- Le lien marital ou les sentiments d’affection[27] sont également parfois pris en considération par la jurisprudence pour justifier un glissement des richesses et donc comme cause à un enrichissement[28]. Laurent Sterckx, partageant l’opinion de Jean-François Romain[29], considère que les références faites par certains juges au lien matrimonial et aux obligations qui en découlent, aux sentiments d’affection et de solidarité pour justifier que les époux soient amenés à partager leurs revenus, ne rentrent pas dans ce qui pourrait être admis comme définissant la cause permettant un enrichissement[30].
- Le contrat de mariage et certaines de ces clauses peuvent être considérés comme une cause à l’enrichissement et donc un obstacle à une demande de restitution sur base de l’enrichissement sans cause.
Ce relevé des causes possibles n’est pas exhaustif mais plutôt illustratif de ce qui est invoqué régulièrement lorsqu’il y a demande de restitution sur base de la théorie de l’enrichissement sans cause.
Voyons la dernière des conditions pour que la théorie de l’enrichissement sans cause puisse être invoquée.
La subsidiarité de l’action de in rem verso
On ne pourra introduire une demande basée sur la théorie de l’enrichissement sans cause que si les autres voies de recours ont été épuisées.
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’action de in rem verso ne pourra être reçue que s’il n’existe pas d’autre fondement possible à la créance alléguée[31]. Il s’agit d’une action subsidiaire[32]qui intervient en l’absence de toute autre action.
Tout récemment, la Cour de cassation[33] a néanmoins considéré que la condition de subsidiarité ne privait pas un demandeur d’invoquer, à titre subsidiaire, l’enrichissement sans cause après avoir invoqué, à titre principal, d’autres fondements à sa demande de restitution[34].
Dans une troisième partie nous verrons certains des changements intervenus en matière de régimes matrimoniaux dans la loi du 22 juillet 2018.